RE: Grands Hommes

Vinishor a publié un texte assez touchant ici :

J'aimerais ajouter que l'on voit dans les films de super-héros, les animes, etc. des « hommes providentiels » sans lesquels l'humanité serait perdue. C'est évidemment une ficelle classique de l'intensité dramatique, une manière de maintenir ses spectateurs en haleine, de les exalter, de leur faire ressentir de l'admiration, etc., et il n'y a rien de mal à ça.

Je ne nie pas que notre monde ait besoin de génies, pas au sens biologique évidemment, mais au sens social, c'est-à-dire de personnes utilisant les TIC pour travailler énormément, qui soient particulièrement déterminées à s'élever socialement et à amener un changement social [1], comme Bourdieu par exemple. La lecture de son œuvre par la doxa a été autant appauvrie que possible, au point que l'on croit maintenant qu'il donnerait une autorité au mépris culturel des classes populaires, un mythe démenti par n'importe qui réfléchissant aux statistiques : si 5% des ouvriers pense qu'une corde ou une carcasse ferait une bonne photographie, cela représente un ouvrier sur 20, les ouvriers ne sont pas des êtres culturellement inertes. Mais c'est oublier qu'avant la publication de son ouvrage, on attribuait littéralement la réussite des enfants de bourgeois à la noblesse de leur naissance ; le mieux que la doxa a à proposer aujourd'hui, certes, est bien une réfutation faible et mécanique de la méritocratie comme principe de hiérarchisation sociale, mais même cette doxa tient le coup face aux tentatives de réactivation du mythe de l'élection bourgeoise. L'œuvre de Bourdieu est immense, et nous ferions bien de la lire, de l'arpenter, de la résumer sur PeerTube, d'en faire un vrai travail de popularisation.

Mais la première chose que ces « génies » font est de mettre en place une organisation stable capable de les remplacer, de leur survivre. Si, pour donner un exemple simple, la défense terrienne reposait sur un seul homme, elle serait particulièrement vulnérable ; mais on ne fera pas frissonner le public avec des vlogs de l'armée française (heureusement hein). Théo de Raadt et Linus Torvalds peuvent être des génies, mais si OpenBSD et le noyau Linux dépendaient de leurs cerveaux, les logiciels libres auraient de mauvais jours devant eux. Ce n'est heureusement pas le cas.

Ajoutons par ailleurs que le principe des communs est de ne pas tout faire reposer sur une seule personne. Le mythe du super-héros n'est pas sain, tout le monde s'en rend compte, une organisation qui fonctionne est une organisation qui communique bien, où les informations circulent bien, et dont le coût d'entrée soit faible ; une organisation redondante, par exemple où une personne mandatée a deux délégués qu'elle peut appeler en cas de pépin. Si votre organisation met trop de pression sur ses bénévoles, personne ne voudra la rejoindre, aussi louable soit votre cause.

[1] Les changements apportés par Einstein et Torvalds sont bien d'ordre social, ils sont innombrables (c'est par exemple moi qui tape ce billet sous Alpine Linux), mais n'auraient pas de valeur séparée des corps des individus (que l'on parle de santé ou de société). Les implications d'une colonie martienne peuvent être d'ordre psychologique ou civilisationnel, mais les sociologues y auraient toute leur place.