2021-12-17 - La multinationale, le député et la justice négociée

Le tribunal de Paris a validé, vendredi 17 décembre, la convention signée entre LVMH et le parquet dans l’affaire Squarcini : le leader mondial du luxe accepte de payer une amende de 10 millions d’euros contre l’absence de poursuites. Au grand dam de l’une des victimes du groupe de Bernard Arnault, le député François Ruffin.

Juste avant d’annoncer sa décision, la présidente du tribunal correctionnel de Paris, Caroline Viguier, a voulu s’excuser pour le retard pris. Son délibéré devait durer 45 minutes, il en fut du double. En cause ? Un défaut d’imprimante...

L’anecdote pourrait être banale tant le dénuement de la justice est une réalité maintes fois racontée et dénoncée, mais elle a pris, vendredi 17 décembre, une saveur particulière : la décision que la magistrate s’apprête à rendre concerne la première entreprise du CAC 40, le groupe LVMH, propriété du milliardaire Bernard Arnault, lui-même l’homme le plus riche du monde, selon Forbes. Le genre d’entreprise et de personne à n’avoir pas de problème d’imprimante.

François Ruffin, Bernard Squarcini et Bernard Arnault. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Le fond du dossier n’a rien d’anodin lui non plus. La décision de Caroline Viguier, notamment connue pour avoir été la présidente du procès Bygmalion, porte sur une convention signée deux jours plus tôt par LVMH et le parquet de Paris dans l’affaire Squarcini, au terme de laquelle l’entreprise reconnaît les faits en cause tandis que la justice s’engage à ne pas la poursuivre pénalement en tant que personne morale. En jeu : le paiement d’une amende négociée, ici d’un montant de 10 millions d’euros, en faveur du Trésor public, comme Mediapart l’a révélé.

Cette possibilité de justice transactionnelle, inspirée des modèles anglo-saxons, a été rendue possible dans le droit français en 2016, sous le quinquennat de François Hollande, et porte le nom de Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP).

Dans le dossier LVMH, les faits valent notamment à l’ancien chef des services secrets intérieurs, Bernard Squarcini, reconverti en 2013 dans le privé, et à l’un des principaux directeurs du leader mondial du luxe, l’ex-magistrat Laurent Marcadier, de très nombreuses mises en examen, qui ont mis en lumière un système de basse police au service d’intérêts privés. Les deux hommes sont présumés innocents.

Il y est tout à la fois question de manœuvres occultes pour connaître le contenu d’une enquête pénale ayant visé LVMH face à son concurrent Hermès, de l’utilisation des moyens des services de renseignements français au profit de la multinationale, ou de l’espionnage du futur député insoumis François Ruffin et de son journal Fakir pendant la réalisation du documentaire Merci Patron !, justement consacré à Bernard Arnault.

En règle générale, les audiences d’homologation d’une convention judiciaire sont rapides et ouatées, puisqu’il revient à la présidence du tribunal d’homologuer (ou non) la CJIP en prenant soin de vérifier au préalable certaines formalités exigées par la loi.

Mais cette fois-ci, il n’en fut rien.

La raison a essentiellement tenu à la présence sur le banc des parties civiles du député de la Somme, François Ruffin (LFI), venu tempêter à la barre du tribunal pour réclamer la non-validation de la convention négociée entre le parquet de Paris et LVMH.

Les débats ont duré plus de deux heures et, au-delà des questions de droit et de procédure (évidemment fondamentales), ils ont donné lieu à une conversation moins juridique que politique (néanmoins importante) sur les lignes de force et les impasses d’une justice négociée.

À la barre du tribunal, François Ruffin, dont le dossier montre qu’il a été la cible d’une surveillance serrée de LVMH quand il était journaliste-activiste, parle d’une « question grave » qui se pose au tribunal. « La justice peut-elle s’acheter et peut-elle s’acheter pour pas cher ? », demande-t-il, estimant que, dans cette affaire, « l’intérêt public n’est pas de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État mais de garder la confiance dans la justice de notre pays ».

Le député dit avoir été la cible d’un espionnage commencé en 2013 « à la demande de LVMH », qui a permis, d’une part, une « infiltration au siège du journal [Fakir, qu’il dirige alors – ndlr] » et, d’autre part, une surveillance « dans [sa] vie privée ».

Dénonçant la convention judiciaire qui saisit le tribunal – « j’ai l’impression qu’elle a été rédigée par LVMH » –, François Ruffin s’en prend aux termes même du texte. On y parle, se plaint-il, des « agissements » et « actions de déstabilisation » de Fakir. « On a l’impression que cela se passe au Soudan ! On parle juste de trois personnes qui mettent des T-shirts “I Love Bernard” dans des AG ! », clame-t-il, arrachant quelques rires dans la salle.

Le député s’en est pris également au montant de l’amende négociée – 10 millions d’euros. « Tant qu’à se faire payer, si c’est pour se faire payer, faisons-nous payer cher ! Là, on est à 0,02 % du chiffre d’affaires de LVMH. C’est l’équivalent de 10 euros pour un Français », dit-il. Selon les textes en vigueur, l’amende théorique maximale qui aurait pu être réclamée à LVMH, au regard de son chiffre d’affaires était de… 14,5 milliards d’euros.

François Ruffin a parlé d’un « cadeau de Noël » pour Bernard Arnault, qu’il a personnellement ciblé en parlant d’un « dossier politique » : « C’est la première fortune de France, c’est un ami du chef de l’État. »

« Je veux un procès public », a encore fait savoir le parlementaire, estimant que, si celui-ci a lieu un jour pour les personnes physiques – les concernant, l’enquête continue –, il manquera inévitablement à la barre du tribunal le « commanditaire ».

Dans le camp de LVMH, représenté au tribunal par son directeur administratif et juridique, Jérôme Sibille, et par les avocats Mes Jacqueline Laffont et Hervé Temime, autant dire deux poids lourds du barreau parisien, les exclamations du député sont accueillies par quelques soufflements exaspérés, qui ont pris la forme de flèches au moment des plaidoiries.

« En fait, on dénonce de l’autre côté de la barre une critique de principe de la CJIP et de cette justice-là. Elle est pourtant la loi. Nous ne sommes pas là dans une tribune pour dire ce que l’on pense de la loi, mais [pour] l’appliquer », a expliqué Me Laffont, qui a reconnu, au nom de LVMH, des « dysfonctionnements et des manquements dans une période ancienne et dans une gouvernance qui n’est plus celle d’aujourd’hui ».

« Ce sont des faits qui appartiennent au passé, à une autre époque, à une autre gouvernance. Ils sont révolus », a-t-elle insisté, faisant référence à l’ancien numéro 2 de LVMH, Pierre Godé, qui apparaît comme ayant été le principal décisionnaire des barbouzeries en cause, mais qui est décédé en 2018.

L’avocate, connue pour avoir défendu Nicolas Sarkozy et Alexandre Benalla ces derniers mois, a aussi parlé « de faits atypiques au regard desquels la somme de 10 millions d’euros [d’amende – ndlr] est loin d’être dérisoire ». C’est, dit-elle, cinq fois supérieur à ce que la société LVMH encourait s’il devait y avoir un procès à son égard.

De son côté, Me Hervé Temime a rappelé que les avocats de François Ruffin, pourtant prévenus de la CJIP depuis le 2 décembre, avaient été incapables de chiffrer le préjudice des faits qu’ils dénoncent et, qu’en tout état de cause, en droit, une partie civile « ne peut pas s’opposer à la CJIP ». « C’est la loi. Je suis navré, mais c’est comme cela. C’est la loi, je ne la juge pas, je la constate », tonne-t-il.

Dans une sorte de jeu de rôle à front renversé qu’impose la CJIP, puisque tout y négocié, le parquet a fait cause commune avec LVMH et vice versa. L’un des deux procureurs présents, Éric Serfass, a de fait admis qu’il y avait une « certaine logique contractuelle entre les parties ». « Et effectivement, la victime a une place faible », a-t-il dit, précisant que si une convention judiciaire avait été rendue possible, c’est avant tout parce que la juge d’instruction chargée du dossier en avait décidé ainsi. Comprendre : le parquet, souvent critiqué pour son lien statutaire avec le pouvoir exécutif, n’est pas seul décisionnaire dans cette histoire.

Durant ses réquisitions, le procureur a défendu les avantages du « dispositif transactionnel » de la CJIP, qui vise « la rapidité, l’efficacité et la garantie d’un certain résultat », tout en prenant le risque « de frustrer des attentes ». « Cette convention défend bien un intérêt public […]. La justice ne baisse pas la garde », a affirmé le procureur, précisant que les faits mis au jour n’étaient pas « le fruit du hasard », mais n’en étaient pas pour autant « systémiques » au sein de LVMH.

Sa collègue du parquet, Aude Duret, a pour sa part salué une « démarche volontaire et responsable » de LVMH. « C’est une prise de conscience », veut-elle croire.

Invité à prendre la parole en dernier, comme le veut la procédure, le directeur administratif et juridique de LVMH, Jérôme Sibille, a assuré qu’il n’y avait pas de « système institutionnalisé » de barbouzeries au sein de l’entreprise, avant de lancer une anaphore de luxe : « Le groupe ne se défausse pas. Le groupe assume les termes de la CJIP. Le groupe a pris des mesures de remédiation. Le groupe a constaté et reconnaît un certain nombre de dysfonctionnements. Le groupe assume. »

Après 1 h 30 de délibéré et une imprimante retrouvée, la présidente Caroline Viguier a fait savoir qu’elle avait pris la décision de valider la convention signée par LVMH et le parquet de Paris. Elle a estimé qu’elle était régulière sur la forme et qu’au regard de « l’ancienneté des investigations et des faits », et du « degré de coopération » de LVMH, elle offrait une solution judiciaire « rapide et efficace ».

Sur le fond du dossier, l’enquête judiciaire se poursuit pour les individus en cause. Et la CJIP de LVMH ne devrait pas être de nature à faciliter la position de l’ex-maître-espion Bernard Squarcini, qui continue de démentir des faits que son employeur a fini par reconnaître.

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