2021-12-21 - Comment le "Figaro" joue avec les chiffres de l'immigration

Trente ans après un dossier très controversé du "Figaromagazine" qui se demandait si la France serait "encorefrançaise" en 2015, un article signé Eugénie Bastié met en avantdes chiffres trompeurs sur l'immigration, et tente de réhabiliterdes chercheurs dont les travaux ont servi aux théoriciens du"grand remplacement".

À l'origine, le chiffre controversé provient du candidat multicondamné pourprovocation à la haine raciale, Éric Zemmour. Le 23 septembre, alors qu'ildébattait avec Jean-Luc Mélenchon sur BFMTV – et n'était pas encoreofficiellement candidat à la présidentielle – Zemmour déclarait qu'"au bout duquinquennat d'Emmanuel Macron", la France aurait laissé "entrer sur son sol deuxmillions d'étrangers". Un chiffre qu'il agite (il en parlait déjà chez Bourdin le 15septembre puis lors de son meeting à Villepinte le 5 décembre) pour valider lathéorie du "grand remplacement". Le lendemain de l'émission sur BFMTV, lepropos est aussitôt démenti : c'est "une ineptie statistique" pour Franceinfo, unchiffre qui additionne des "doublons" et des "estimations" selon LCI, "un procédéfallacieux" pour Le Parisien - qui précise que "si 40 % des immigrés sonteffectivement nés en Afrique, 30 % viennent d'Europe, et 10 % d'Amérique oud'Océanie".

Cela n'empêche pas la journaliste du Figaro Eugénie Bastié de réutiliser cechiffre. De manière détournée. Le 5 décembre, son article titré "Immigration : lagrande querelle des statistiques" tente, sous un vernis scientifique et neutre, decrédibiliser ce chiffre de 2 millions (ou 400 000 par an pendant cinq ans) et deréhabiliter des travaux décriés, qui ont donné du poids à la théorie du "grandremplacement". L'essayiste croit observer une "querelle de chiffres" : "Il ne sepasse pas une semaine sans qu'un débat sur la réalité chiffrée de l'immigrationn'agite le débat public, écrit-elle. Un jour, c'est une étude de France Stratégiespubliée en 2020 (et exhumée, un an plus tard, par le magazine Causeur) montrant laségrégation ethnique dans certaines villes de France qui agite la toile, un autre, lechiffre de 2 millions d'immigrés sous le quinquennat Macron brandi par Zemmour, untroisième, les 700.000 sans-papiers estimés par Gérald Darmanin."

"RASSURISTES" ET "ALARMISTES" VERSION IMMIGRATION

Se payant au passage les fact-checkeurs (qui "transpirent et sortent leurscalculettes"), Bastié tente de rebattre les cartes et sépare les experts en deuxcamps, en s'inspirant des débats épidémiologiques sur le Covid : d'un côté, les"rassuristes", qui "martèlent que la France a toujours été un pays d'immigration, quecelle-ci, loin d'être trop importante dans notre pays, est très relative". De l'autre, les"alarmistes", qui "s'inquiètent d'un basculement démographique qui remplaceraitpeu à peu la population autochtone par des flux migratoires incontrôlés" (soit,littéralement, la définition du "grand remplacement", dont le spectre plane surl'article de Bastié).

Le chercheur à l'Institut national d'études démographiques (Ined), Hervé LeBras, cité dans l'article et contacté par ASI, explique que l'article d'EugénieBastié est "bourré d'erreurs". Il cite notamment l'encadré final, qui met en avant"quelques chiffres" censés résumer le propos de l'enquête : le nombre dedemandeurs d'asile (132 826) et de cartes de séjour accordées (277 406) en 2019.Ce qui, additionné, donne le fameux chiffre de 400 000 (410 232) immigrés paran. "On ne donne que ça, c'est extrêmement dangereux, explique Hervé Le Bras. Celafait croire qu'il y a 400 000 immigrés de plus en France chaque année : c'est perfide etcomplètement faux."

"Elle aurait dû regarder tous les chiffres, mais elle a pris ce qui l'intéressait, note LeBras. Ça s'appelle le péché d'omission." En fait, dit-il, sur les 130 000 qui reçoiventl'asile, environ 40 000 sont déjà comptés dans les 277 406 qui bénéficient detitres de séjour. Doublon, donc. Le "vrai chiffre" pour parler d'immigration, selonLe Bras, c'est "l'apport migratoire" : l'augmentation nette, par an, de lapopulation immigrée.

Zemmour est obsédé – c'est peu dire – par l'immigration venue du continentafricain. Mais qu'en est-il réellement ? Sur la base des chiffres de l'Insee, Le Brasexplique avoir fait "la moyenne de ces suppléments de personnes venant d'Afriquedepuis 2006" : "90 000 immigrés en plus chaque année de 2006 à 2020. Il n'y a pasde quoi penser que c'est gigantesque : pour 67 millions de Français, c'est un petit peuplus d'un pour mille." De plus, sur les 277 406 personnes ayant reçu un titre deséjour en 2019, toutes ne passeront pas leur vie en France : les entréescomptabilisées sont celles d'immigrés dont "beaucoup repartent vite" (étudiants,visiteurs, personnes venant se faire soigner, travailleurs en contratscourts...) "Mais bien sûr, la journaliste du Figaro ne met pas en avant le chiffre (unimmigré venu d'Afrique pour mille habitants, ndlr) que je vous indique, car il n'est pasassez grand, ça ne ferait pas assez peur," commente Le Bras.

MICHÈLE TRIBALAT, "ALARMISTE" CITÉE PAR RENAUD CAMUS

L'article défend deux "alarmistes", la démographe Michèle Tribalat,régulièrement publiée et interviewée sur l'immigration dans le Figaro, et lejournaliste devenu universitaire Stephen Smith, dont l'ouvrage La ruée versl'Europe est considéré par plusieurs chercheurs comme un "appel ouvert à despolitiques xénophobes et racistes" tentant de "légitimer la théorie complotiste du«grand remplacement»", en plus de sa "médiocrité scientifique". Selon lespécialiste des flux migratoires François Gemenne, Eugénie Bastié "entretient laconfusion et tente de créer une controverse scientifique là où il n'y en a pas". En 2018déjà, dans un article sur les "intellectuels victimes du politiquement correct àl'université", consacré à Michèle Tribalat et Stephen Smith, Bastié écrivait : "Leschéma de disqualification est semblable : d'abord, il s'agit de montrer le manque descientificité de l'auteur [...], et enfin de lui reprocher de «faire le jeu», selonl'expression consacrée, de thèses extrêmes." Mais le travail de Tribalat a bel et bieninspiré des thèses extrêmes : Hervé le Bras, qui "se farci[t] actuellement la lecturede Renaud Camus", le confirme : "Il cite élogieusement le travail de Mme Tribalat."En 2018, Bastié écrivait que la chercheuse "a vu sa carrière stoppée net par le climatde censure", et dans son article de 2021, consacre tout un paragraphe à cette"démographe marginalisée", "entravée dans ses recherches, privée de missiond'envergure" et qui se plaint d'avoir été "mise à terre". Pour François Gemenne,c'est exagéré : "Le Bras et Tribalat ont eu un désaccord personnel. Mais elle a fait unebelle carrière et maintenant elle est à la retraite. Donc forcément, elle est au placard :c'est le principe de la retraite." Le Bras reconnaît que Tribalat et lui ont "prisposition l'un contre l'autre" au sujet de l'usage des statistiques ethniques. "J'aicritiqué son travail, ce que je maintiens : il y avait des énormités. C'est un travail oùpour la première fois apparaît la notion de «Français de souche»... Ce n'est quandmême pas rien !", explique Le Bras. En effet, l'expression "Français de souche"(concept vague signifiant "sans ascendance étrangère immédiate") a été pour lapremière fois utilisée scientifiquement dans un rapport de l'Ined signé parMichèle Tribalat.

Si Bastié cite Tribalat sur "les projections «bricolées» de Zemmour", elle nerappelle pas l'utilisation non scientifique de l'expression "Français de souche", nine détaille la nature du "bricolage" des projections zemmouriennes. Elle prétendégalement que l'enquête Trajectoires et origines de l'Ined, une référence endémographie, "comporte des erreurs" sur les populations prises en compte dansles calculs, ce que les démographes de l'Insee Pierre Tanneau et Odile Rouhban,contactés par ASI, démentent. Ils pointent une autre imprécision qui a sonimportance : contrairement à ce qu'écrit Bastié, l'Insee intègre dans ses calculsl'immigration irrégulière. "On ne demande pas la carte de séjour dans les enquêtesde recensement, nous dit Tanneau. Et on compte aussi les mineurs, à partir dumoment où ils restent un an sur le territoire." Ce qui met à mal les allégations desalarmistes sur la sous-estimation des chiffres de l'immigration. "Cettecontroverse n'existe pas, explique Gemenne. Personne ne conteste les chiffres.L'enquête Trajectoires et origines fait consensus."

UN DOSSIER SIMILAIRE DANS "LE FIGARO"... EN 1985

"Il n'y a pas à s'y tromper, nous nous acheminons vers l'irréversible" : en octobre1985, déjà, Le Figaro, via son magazine, se rangeait du côté des alarmistes. Dansun dossier de onze pages vanté par une Une provocatrice ("Serons-nous encorefrançais dans 30 ans ?"), le quotidien se penchait sur "les chiffres secrets qui, dansles trente années à venir, mettront en péril les identités nationales et détermineront lesort de notre civilisation". Un dossier spécial "grand remplacement" qui ne disaitpas son nom... et qui avait tout faux.

Le dossier de 1985 prévoyait, pour 2015, 43 % de naissances d'enfants dont lesparents seraient "ENE" ("étrangers non-Européens"). En réalité, dit Hervé LeBras, selon l'Insee, "il y a eu 800 000 naissances en 2015, dont à peu près 50 000enfants qui naissent de deux parents immigrés, et un peu plus qui naissent d'unparent immigré. 50 000 sur 800 000, ça fait 7 % des naissances totales. On n'est pasdu tout sur les 43 % annoncés par le Figaro !"

La prédiction fantaisiste n'est pas rappelée par Eugénie Bastié dans son article,alors même qu'elle revient sur ce dossier de 1985. Elle reconnaît des "chiffreshasardeux" du dossier, mais précise aussitôt que, contrairement à ce que tentaitde faire l'estimation du Figaro magazine, le calcul de l'Insee ne tient compte "nides clandestins ni des «descendants d'immigrés»", ce qui est faux (voir plus haut).Elle s'empresse d'ajouter que "du point de vue des chiffres, Le Figaro n'est alors pasle seul à se tromper", puisque même les projections de l'État étaient alors"hasardeuses". Bastié étrille au passage "les journaux de gauche" qui en 2015 "sesont frotté les mains : la prédiction avait raté, nous étions tous toujours bien français,c'était bien la preuve que les oracles de malheur en matière migratoire avaient toustort". Une analyse médiatique en forme de mea culpa, mais pas trop : sa relecturede l'éditorial de Louis Pauwels de 1985 lui fait "songer par fragments aux discourscontemporains sur le séparatisme", un compliment pour elle – se gardant bien depréciser que Pauwels imaginait une France se retrouvant dans l'obligation de"verrouiller la citoyenneté française" en ayant recours à l'apartheid, comme enAfrique du Sud.

En 1985, Louis Pauwels compare la France de 2015 à l'apartheid sudafricainLe Figaro magazine, 26 octobre 1985Implicitement, tout le texte de Bastié présente l'immigration comme unemenace imminente et existentielle. Selon François Gemenne, cela se sent dansles appellations choisies, "alarmistes" contre "rassuristes" : "Comme si on devaitêtre rassurés par certains chiffres et catastrophés par d'autres. Le fait qu'elle considèreque certains chiffres devraient nous rassurer traduit en soi un biais idéologique." Desbiais qu'on sait très à droite et anti-immigration, et dont elle tente de sedistancier en critiquant le manque de sérieux des défenseurs de la théorie du"grand remplacement" (Zemmour et Renaud Camus), qui "préfèrent parfoiss'affranchir [des statistiques], les estimant forcément manipulées, invoquant à laplace le «sentiment» des Français." Ou comment ne pas dire clairement que leurdémarche n'a rien de scientifique. Elle conclut : "Entre le parti du déni et celui del'outrance, y a-t-il une possibilité de déterminer une vérité objective surl'immigration dans notre pays?"

En 2015, Bastié se positionnait plus clairement contre les idées de RenaudCamus, lui déclamant, en vers et via un tweet : "Je préfère chez vous l'écrivain detalent / À l'alarmiste apôtre du Grand remplacement."

Les temps ont changé ; Bastié aussi. Le 23 octobre, sur le plateau de CNews, elles'extasiait devant cette même théorie. "Le grand remplacement touche à quelquechose de fondamental, expliquait-elle. La possibilité même de faire nation, lacontinuité historique des peuples, est en jeu dans un basculement démographique quiintroduit une conflictualité énorme, culturelle, sociale, etc." À ses yeux, c'est "unepeur structurante du débat public" qui "se retrouvera dans l'enjeu de laprésidentielle". Une prophétie qu'elle met en œuvre elle-même dans son article.Pratique.

LE RÉPONDEUR D'EUGÉNIE BASTIÉ

Lorsque nous l'avons contactée, Eugénie Bastié n'a pas vouluparler au téléphone, et a demandé à ce que nous lui envoyionsnos questions par e-mail. Elle ne nous a jamais répondu.Désormais, nous tombons directement sur son répondeur.Aussitôt après publication, Bastié a commenté via Twitter :"Aucun chiffre trompeur dans mon article, seulement les chiffresofficiels de l’Insee, mais pour "Arrêt sur Images", dire le réel « fait lejeu de… »." Nous avons répondu qu'elle aurait mieux fait de lired'abord l'article ; elle a répliqué que "la vie est trop courte" etqu'elle a "bien mieux à faire que de répondre aux injonctions de lagendarmerie médiatique". Avant de nous conseiller de "reveniravec un mandat".

Contactée, la Société des journalistes du Figaro ne nous a pas répondu.