2022-01-05 − Les médias sous la domination de Google et Facebook

Déjà croqués par une poignée de milliardaires, les principaux journaux nationaux et régionaux, et même l’AFP, ont passé des accords secrets avec Google et Facebook, faisant des deux plateformes des acteurs majeurs de la presse, ce qui est lourd de dangers pour la qualité de l’information.

C’est un paradoxe du débat sur la liberté de la presse en France. On pointe souvent du doigt le rôle d’une poignée de milliardaires dans la double normalisation de la presse française, économique et éditoriale. Et, du rachat des Échos puis du Parisien par Bernard Arnault jusqu’à la prise de contrôle par Vincent Bolloré de Canal+, de CNews, d’Europe 1, de Paris-Match et du Journal du dimanche, en passant par le rachat par Patrick Drahi de Libération (aujourd’hui revendu), du groupe L’Express, de BFM Business, de BFM-TV et de RMC, et par l’acquisition, par Xavier Niel et de ses associés, du groupe Le Monde ou encore de L’Obs, de nombreuses enquêtes, à commencer par celles de Mediapart, se sont appliquées ces dernières années à évaluer les dégâts causés sur la liberté et le pluralisme de la presse, et du même coup sur le droit de savoir des citoyens, ressort majeur de la démocratie.

Mais, si ces quelques milliardaires ont souvent été mis en cause pour avoir fait main basse sur l’information, sans doute la vigilance collective a-t-elle été plus faible sur un autre front, celui de l’offensive conduite par les Gafam, acronyme des principaux géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. De proche en proche, des enquêtes ont aussi décrit cette autre opération de prédation mais de manière moins systématique.

Et pourtant, tout est là ! Si la situation de la presse française est préoccupante, c’est qu’elle fait l’objet d’un double asservissement : contrôlée par une poignée de milliardaires, elle est aussi sous la coupe de quelques grands oligopoles américains, qui pèsent de plus en plus lourdement sur sa vie économique mais aussi sur ses pratiques éditoriales. Et comme nul ne mord la main qui le nourrit, de cet autre asservissement qui est devenu un phénomène majeur avec la montée en puissance de la presse en ligne, il est très peu question dans les grands médias. Il ne faut pas compter sur eux pour raconter l’offensive des puissances d’argent qui les ont croqués. Ni pour décrire comment ils ont été les premiers à pactiser avec les grandes plateformes américaines, et les dangers multiples que cette offensive induit.

Résultat : les grands journaux français sont peu bavards sur leurs relations avec les oligopoles du Web. Et les enquêtes sur le sujet sont peu nombreuses. Tout juste peut-on citer pour la période récente les enquêtes très documentées et bien informées de La Lettre A, une chronique, elle aussi très instructive, du directeur du Point, Étienne Gernelle, levant le voile sur les négociations entre l’hebdomadaire et Google, ou encore les décryptages précieux du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (le Spiil, dont Mediapart est l’un des membres fondateurs). Mais à part cela, les citoyens ont été mal informés, ou pas informés du tout, sur cet autre danger qui menace la liberté et le pluralisme de la presse.

Au début de l’histoire, quand la presse commence à se convertir à Internet (avec une lenteur toute particulière en France), la menace que peut constituer un groupe planétaire comme Google n’est guère prise en compte, comme le racontent dans La revue des médias de l’INA Nikos Smyrnaios et Franck Rebillard, respectivement maître de conférences à l’université Toulouse III et professeur à l’université Paris III-Sorbonne-Nouvelle : « On peut dater de 2002 le début des relations tumultueuses, faites à la fois de coopération et de compétition (coopétition) entre les éditeurs de presse et les acteurs alors émergents de l’Internet, écrivent les deux universitaires. Cette année-là, Google, alors simple moteur de recherche, crée un service spécifiquement dédié à l’indexation des informations d’actualité, Google News, pour répondre à la demande d’actualité très forte exprimée au moment des attentats du 11-Septembre. Sa version française, Google Actualités, est lancée un an plus tard, directement depuis les bureaux de Mountain View, sans aucune concertation avec les représentants de Google en France et sans même avoir prévenu les éditeurs hexagonaux. Ces derniers, par l’intermédiaire de leur principale organisation professionnelle […] s’offusquent de voir leurs titres, chapôs et illustrations d’articles ainsi pointés par Google sans avoir donné leur accord, et entrent en négociation pour le monnayer. »

Les deux universitaires rappellent que la rébellion des principaux éditeurs français fait à l’époque long feu : « Mais leur revendication commune se heurtera à leurs intérêts particuliers, lorsque Google menacera de désindexer les récalcitrants de son moteur, et donc de laisser s’échapper les nombreux visiteurs ainsi ralliés vers la concurrence. Cette menace sera d’ailleurs mise en œuvre en Espagne : Google News a fermé en décembre 2014, en réaction à une loi créant une obligation de rémunérer les éditeurs. Une telle situation va devenir toutefois de moins en moins vivable avec la crise publicitaire de la fin des années 2000, touchant de plein fouet les éditeurs de presse au moment où, inversement, les formules commercialisées par les acteurs oligopolistiques de l’Internet comme Google et Facebook séduisent de plus en plus les annonceurs, jusqu’à occuper à eux deux plus de la moitié du marché mondial de la publicité en ligne. »

À l’instigation des plus hautes autorités de l’État, Google devient l’acteur principal de la presse française.

C’est alors, au début des années 2010, qu’intervient en France un événement majeur, dont l’onde de choc sera considérable les années suivantes. Au lieu de réfléchir au séisme suscité par les avancées de l’économie numérique, et de trouver une voie pour qu’elles ne conduisent pas au pillage par les grandes plateformes anglo-saxonnes de toutes les créations protégées par un copyright – y compris celles de la presse –, les plus hautes instances de l’État vont pousser à la roue pour que les principaux journaux, fédérés par l’Alliance de la presse d’information générale (Apig), trouvent un accord secret avec Google.

Ce comportement du pouvoir vient de loin. Entretenant des relations de consanguinité pour le moins malsaines avec les grands journaux, l’État leur a distribué pendant des lustres des aides directes présentant deux caractéristiques choquantes : elles ont le plus souvent été opaques, et distribuées de manière discrétionnaire, l’Élysée cajolant d’abord les journaux amis et mettant des bâtons dans les roues de la presse indépendante pour l’empêcher de se développer – l’histoire de Mediapart en est l’une des illustrations.

Au début de cette décennie, l’État, de plus en plus impécunieux, a donc l’idée d’inciter les grands journaux à dupliquer avec Google les relations consanguines qu’ils entretenaient jusque-là avec lui. C’est ainsi que, le 1er février 2013, François Hollande reçoit à l’Élysée Eric Schmidt, président de Google, avec les honneurs dus à un chef d’État… privé, et parraine la signature d’un accord entre l’Apig et Google, au terme duquel la multinationale américaine met sur la table 20 millions d’euros par an pendant trois ans pour supposément favoriser « la transition numérique » de la presse française.

Dans le fond comme dans la forme, l’accord est détestable. Primo, il est secret : il a beau être signé sous les ors de la présidence de la République et engager l’avenir de la presse, son contenu est caché aux citoyens. Secundo, l’accord est signé entre la multinationale et l’association qui regroupe les plus grands médias, au lieu d’engager de manière équitable et transparente toute la presse. Autrement dit, le vieux système perdure : tout est fait pour avantager la presse des milliardaires et faire barrage aux nouveaux entrants, même si, officiellement, les financements de Google sont ouverts à tous. Et puis surtout, à l’instigation des plus hautes autorités de l’État, Google devient l’acteur principal de la presse française.

Et incidemment, Google décroche ce rôle majeur à très peu de frais, comme le souligne une enquête de Mediapart. Selon nos estimations, l’entreprise réalise à l’époque, en France, plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires. Mais alors qu’elle devrait payer environ 150 millions d’euros d’impôts par an si elle déclarait ce chiffre, elle s’en tire en 2011 avec un chèque de 5,5 millions d’euros, grâce à son agilité à se balader dans les paradis fiscaux (lire notre article sur les « Intaxables » du Net)…

Google est au même moment la cible d’un redressement, le fisc lui réclamant la bagatelle de 1,7 milliard d’euros ! Ce point délicat est-il apparu lors des discussions ? Tous les interlocuteurs approchés par Mediapart l’ont nié. Mais force est de constater que l’aide consentie par Google à la presse française ne pèse pas grand-chose au regard du poids économique du moteur de recherche.

Profitant de ce premier accord favorisé par le pouvoir français, Google met ensuite sur pied un fonds de soutien plus large, baptisé Digital News Innovation, qui élargit à l’échelle de l’Europe cette première intrusion au sein de la presse. Selon le dernier rapport de ce fonds, la multinationale américaine distribue ainsi 150 millions d’euros à la presse européenne de 2016 à 2019, dont 20,1 millions d’euros à la presse française.

Le cheval de Troie des droits voisins

Quoi qu’il en soit, l’accord de l’Élysée n’est pas la mise en place de droits voisins des droits d’auteur, offrant à la presse une rémunération pour l’utilisation par Google de ses productions ; c’est un accord qui installe la plateforme au cœur de la presse française. C’est si vrai que « ces aides, cogérées par l’Apig et Google au sein d’un Fonds pour l’innovation numérique dans la presse (FINP), s’avèreront pour plusieurs d’entre elles destinées à soutenir des projets recourant aux outils et services développés par la firme californienne », soulignent Nikos Smyrnaios et Franck Rebillard. Or, ce constat est d’une considérable importance : grâce à l’appui de l’Élysée, la multinationale va prendre durablement les droits voisins – sorte de variante des droits d’auteur mais consacrant plus largement les droits des producteurs – comme prétexte pour développer ses activités commerciales et installer au sein de la presse française les outils et services qu’elle développe.

Dans les années qui suivent, on peut penser que cette collusion malsaine et opaque entre les grands médias français et Google ne sera pas durable. Car au fil des années, le débat sur les droits voisins prend de plus en plus d’ampleur un peu partout dans le monde. C’est ainsi qu’une directive européenne « sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique » est prise le 19 avril 2019. Et pour Google, c’est une menace gravissime.

Pendant toutes les années antérieures, la multinationale a longtemps considéré que l’indexation par son moteur de recherche des informations produites par la plupart des médias créait à leur profit un trafic qui constituait une rémunération suffisante. Avec la directive européenne, le débat est donc remis sur ses pieds : les droits voisins sont des droits inaliénables des producteurs (journaux ou agences) et doivent donner lieu à rémunération, s’ils sont utilisés par une plateforme.

La situation semble évoluer favorablement : la France est le premier pays européen à transposer en droit interne la directive, par une loi datée du 24 juillet 2019 qui grave dans le marbre la reconnaissance des droits voisins pour tous les éditeurs de presse. « La rémunération due au titre des droits voisins pour la reproduction et la communication au public des publications de presse sous une forme numérique est assise sur les recettes de l’exploitation de toute nature, directes ou indirectes ou, à défaut, évaluée forfaitairement », indique ainsi l’article 4 de la loi. Elle dispose aussi que « les journalistes professionnels ou assimilés, et les autres auteurs des œuvres présentes dans les publications de presse […] ont droit à une part appropriée et équitable de la rémunération ».

Un nouvel accord avec Google en 2021

Seulement voilà ! Si d’indéniables progrès ont été consignés dans la loi, les habitudes reprennent vite le dessus. Dupliquant en tous points les errements de l’accord conclu à l’Élysée en 2013, l’Alliance de la presse d’information générale, présidée depuis octobre 2020 par Pierre Louette, signe ainsi le 21 janvier 2021 un accord-cadre avec Google. Ces accords portent la patte du président du syndicat professionnel, par ailleurs PDG du groupe Les Échos-Le Parisien, mais tout autant celle de son prédécesseur dans ces fonctions, Jean-Michel Baylet, le propriétaire du groupe La Dépêche. Mélangeant constamment ses casquettes politiques et celle de patron de presse, à la tête d’un groupe gorgé de subventions publiques, jouant perpétuellement de ses innombrables réseaux au sein de l’État et à l’extérieur, c’est lui, le champion toutes catégories de la presse de connivence, qui a initié les premières discussions avec Google.

Dans cet accord-cadre, tout est fait, comme huit ans plus tôt, en dépit du bon sens, avec les mêmes vices et la même opacité. D’abord, l’accord-cadre est secret et n’est signé qu’avec une partie des éditeurs, ceux qui regroupent d’abord la presse des milliardaires. L’accord-cadre est conçu pour donner lieu à des accords particuliers entre Google et chacun des éditeurs concernés – tous ces accords étant eux-mêmes secrets. Ce qui est évidemment un comble : la presse, dont la mission démocratique est de faire la transparence sur tous les sujets d’intérêt public, donne le mauvais exemple, en jouant l’opacité la plus totale, pour les questions qui la concernent.

Plus grave que cela ! Non seulement la presse IPG tourne le dos à toute logique solidaire avec le reste de la presse, mais certains de ses membres, dont Le Monde, Le Figaro et Libération, ainsi que Courrier international, L’Obs, et L’Express, n’attendent pas même que l’accord-cadre soit conclu pour jouer sans vergogne leur propre carte, négocier en solo avec Google, et conclure dès novembre 2020 avec le groupe américain des aménagements encore plus avantageux pour eux, à la grande fureur des autres membres du syndicat professionnel.

Si cet accord-cadre retient l’attention, c’est aussi parce qu’il tourne le dos à la loi qui vient tout juste d’être votée, sinon à sa lettre du moins à son esprit. Car il épouse totalement la nouvelle stratégie de Google, qui fait mine de reconnaître les droits voisins, pour mieux développer ses activités commerciales et installer au sein de la presse française, ou du moins au sein des titres les plus influents, les outils et services qu’il développe.

Dans tous ses accords, les droits voisins sont en effet agrégés aux autres financements apportés par Google dans ses intérêts propres, pour développer ses activités commerciales, qu’il s’agisse de Google Showcase (fourniture d’informations pour Google News), de Subscribe with Google (abonnement réduit à un journal s’il est souscrit via Google) ou de contrats de fact checking. Dans une sorte de prise de judo, Google, qui était jusque-là opposé aux droits voisins, les utilise à partir de cette époque comme cheval de Troie pour développer ses services commerciaux et faire des journaux ses supplétifs.

Malgré le vote de la loi, Google ne change pas d’un iota sa doctrine.

Par surcroît, l’accord est non seulement opaque mais aussi très inéquitable puisque, du même coup, il avantage les titres principaux avec lesquels Google a intérêt à contracter, et désavantage les petits médias qui ne comptent pour rien – ou presque rien.

Dans l’une de ses enquêtes, La Lettre A révèle ainsi les intentions originelles de Google lors de ses négociations avec l’Apig pour les éditeurs non membres de l’association. Dans le projet initial d’accord, il était ainsi envisagé que « la valeur créée par Google en générant du trafic sur les contenus numériques de l’éditeur » constitue une « rémunération suffisante ». Traduction : le seul apport de trafic par Google équivalait au paiement des droits voisins. La formule a donc valeur d’aveu : malgré le vote de la loi, Google ne change pas d’un iota sa doctrine.

Or, par contraste, les grands médias profitent grâce à ces accords commerciaux d’une manne abondante, et singulièrement les trois journaux qui ont négocié en solo des accords plus avantageux. Les financements apportés par Google sont certes, eux aussi, secrets. Mais assez vite, des fuites lèvent le voile sur ces accords et notamment sur leur volet financier.

Dès février 2021, l’agence Reuters révèle ainsi avoir pu consulter certains des documents en question : « Les documents français consultés par Reuters comprennent un accord-cadre dans lequel Google versera 22 millions de dollars par an pendant trois ans à un groupe de 121 publications d’information françaises nationales et locales après avoir signé des accords de licence individuels avec chacune. Le deuxième document est un accord de règlement en vertu duquel Google s’engage à verser 10 millions de dollars au même groupe en échange de l’engagement des éditeurs à ne pas poursuivre en justice les droits d’auteur pendant trois ans. »

Au total, la multinationale s’engage donc à débourser 76 millions de dollars (66 millions d’euros) sur trois ans.

L’accord présente donc d’innombrables défauts. D’abord, il agrège les droits voisins et certains services commerciaux de Google. « Les éditeurs s’engageraient dans un nouveau produit à venir appelé Google News Showcase qui permettrait aux éditeurs de gérer le contenu et de fournir un accès limité aux articles payants », poursuit Reuters. L’accord est, de plus, très inéquitable pour de multiples raisons. D’abord, il exclut une très large partie des médias, ceux qui ne font pas partie de la presse IPG. Mais au sein des bénéficiaires, les disparités sont aussi considérables. Les sommes apportées par Google vont de 13 741 dollars pour La Voix de la Haute-Marne à 1,3 million d’euros pour Le Monde.

Mais ce dernier chiffre en faveur du Monde qui apparaît dans les documents confidentiels n’est en vérité pas le bon. Car la plateforme américaine a donc conduit préalablement une négociation avec Le Monde, Le Figaro et Libération, de sorte que ceux-ci reçoivent des financements complémentaires et acceptent en contrepartie d’adhérer à d’autres services commerciaux de Google. Selon des informations recueillies par Mediapart auprès de l’un de ces éditeurs, Le Monde et Le Figaro concluent ainsi un accord quelques mois plus tôt avec Google, au terme duquel la firme américaine s’engage à leur verser au total 2 millions d’euros à chacun par an pendant trois ans. Et pour Libération, la somme serait d’un million d’euros par an.

CQFD ! À partir de cette époque, Google utilise bel et bien les droits voisins pour les agréger à ses services commerciaux et devenir l’acteur dominant de la presse française.

L’exemple le plus révélateur est celui du Monde, qui est le premier quotidien, avec La Voix du Nord, à intégrer sur son site lemonde.fr cette nouvelle fonctionnalité (voir ci-contre) baptisée « Suscribe with Google » (SWG). Décryptage du Journal du Net dans un article consacré « au pacte faustien » conclu entre la plateforme et le quotidien : « L’outil permet à un utilisateur qui dispose d’un compte Google de s’abonner au média partenaire par ce biais. C’est-à-dire sans friction car SWG renseigne automatiquement ses informations de connexion, qu’il s’agisse de ses nom et prénom ou de ses coordonnées bancaires, si celles-ci sont déjà associées à son compte Google. Des informations qu’il transmet ensuite au média partenaire. »

Ce système SWG n’est pas une véritable nouveauté. Il s’apparente aux modalités de paiement conçues pour ceux qui disposent d’un compte Paypal ou qui s’abonnent au travers d’un compte Apple. Mais, dans le cas du Monde, ce système SWG est quelques mois après son lancement amendé. Google décide de faire un geste complémentaire, en prenant à sa charge 50 % du prix des abonnements pendant un an au Monde - et pas à la plupart des autres journaux disposant du même système. La plateforme américaine, dont l’immense fortune est fonction de sa position dominante sur le marché publicitaire, met la main dans tous les cas de figure sur des données hautement précieuses : une partie de la base abonnés du Monde. Les nouveaux abonnés au journal ne le savent donc pas forcément, mais s’ils ont profité d’une souscription à prix réduit, c’est au terme d’un vieux et pernicieux précepte : si c’est gratuit, c’est que c’est vous la marchandise !

Comme cette capture d’écran ci-dessous l’illustre, Le Monde affiche de la sorte son accord avec Google :

Comment le journal fondé par Hubert Beuve-Méry peut-il accepter, après voir été croqué par des milliardaires, de monnayer de la sorte ses abonnés ? On remarquera, certes, que les grandes plateformes, Google aussi bien que Facebook, ont déjà mille manières, sans même recourir à ce système SWG, d’accumuler des données sur les lecteurs des journaux, y compris de ceux avec lesquels ils n’ont pas passé d’accord (Mediapart compris !). Il n’empêche : ce système d’abonnement sponsorisé est une illustration de plus de la situation d’extrême dépendance de la presse française à l’égard de ces oligopoles.

En ce début d’année 2021, les éditeurs français les plus influents de la presse nationale et régionale s’acoquinent donc avec Google et tombent dans ses filets commerciaux, sans qu’aucun débat n’agite les rédactions concernées sur les conséquences éditoriales et même éthiques que cela peut induire. Cela retient d’autant plus l’attention qu’à la même époque, d’autres pays prennent des dispositions beaucoup plus rigoureuses et contraignantes pour que la répartition des droits voisins soit transparente et équitable. C’est le cas au premier chef de l’Australie et, suivant son exemple, du Canada (lire ici ou là).

Mais, en France, rien de tel ! À bon droit, le Spiil, qui regroupe la presse indépendante en ligne, est l’une des organisations professionnelles qui dit clairement les choses. Dans un communiqué daté du 8 février 2021, et bien que les dispositions secrètes conclues entre la presse IPG et Google ne soient pas encore connues, il dénonce « des accords opaques, inéquitables et nuisibles pour l’indépendance de la presse ».

Et le communiqué poursuit : « Le Spiil réaffirme sa position de principe contre les droits voisins, qui sont une mauvaise réponse à un vrai problème, ne représentent pas une solution pérenne pour le financement de la presse et aggravent sa dépendance vis-à-vis des plateformes. À court terme, et dans la mesure où les droits voisins sont aujourd’hui inscrits dans la loi, le Spiil appelle donc les pouvoirs publics (Autorité de la concurrence, ministère de la culture) : à exiger la publication de la formule de calcul détaillée utilisée par Google pour calculer les montants proposés aux éditeurs au titre des droits voisins ; à exiger la possibilité pour tous les éditeurs de voir leurs droits voisins rémunérés sans condition d’usage d’aucun autre service Google ; à imposer l’ouverture des droits voisins à tous les éditeurs éligibles selon la loi de 2019, au-delà donc des seuls titres IPG ; à s’assurer que les accords commerciaux consentis à certains éditeurs, notamment pour leur utilisation du produit “Subscribe with Google” , ne constituent pas un complément déguisé de rémunération des droits voisins ; et donc à garantir que tous les éditeurs de presse puissent obtenir des accords commerciaux similaires s’ils souhaitent utiliser ce service. »

En ce début 2021, l’accord entre la presse IPG et Google déclenche donc la colère de nombreux autres acteurs du secteur. Mais l’affaire va aussi conduire l’Autorité de la concurrence à se saisir du dossier, et son intervention sera très lourde de conséquences. Quelques mois plus tôt, en août 2020, plusieurs syndicats professionnels, dont la presse IPG, ont déposé une plainte contre Google auprès de l’Autorité de la concurrence. En février 2021, plusieurs de ses syndicats retirent leur plainte, compte tenu des accords secrets qu’ils viennent de signer avec la multinationale. Mais d’autres organisations, non membres de l’Apig, comme le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) ou l’AFP, ne se désistent pas. L’Autorité de la concurrence est donc amenée à se prononcer sur le sujet.

Le 12 juillet 2021, elle rend une première décision estimant que Google n’a pas respecté certaines injonctions qui lui ont été faites. La décision, remarquable tant elle pointe avec précision tous les manquements de la plateforme, est aussi implicitement une condamnation sévère de la presse IPG qui a accepté de jouer ce jeu pernicieux. Voici cette décision :

La décision fait en particulier ces constats : « L’Autorité estime que Google a manqué à son obligation de négociation de bonne foi avec les éditeurs et agences de presse ayant présenté une demande d’entrée en négociation au titre de la décision de mesures conservatoires. En particulier, l’Autorité relève que Google a entretenu, de manière constante, un lien entre les discussions portant sur la rémunération des droits voisins au titre des utilisations actuelles des contenus protégés par la loi et la conclusion d’un nouveau partenariat global dénommé Publisher Curated News, ou PCN, lequel portait principalement sur de nouveaux services, notamment le service dénommé Showcase. Par ce partenariat, Google a cherché à obtenir une licence portant sur l’intégralité des contenus des éditeurs, dont les droits voisins au titre des utilisations actuelles des contenus protégés n’étaient, au mieux, qu’une composante accessoire, sans valorisation financière spécifique. L’Autorité considère que Google a, en outre, réduit de façon significative le champ d’application de la loi, pourtant dénué d’ambiguïté, en excluant le principe d’une rémunération des contenus de presse issus d’éditeurs ou agences de presse ne disposant pas d’une qualification “information politique et générale” (IPG) et en refusant aux agences de presse, pendant la quasi-totalité des négociations, le bénéfice d’une rémunération de leurs contenus repris par les éditeurs. »

Plus loin, la décision relève encore ceci : « L’Autorité constate qu’en établissant un lien entre les négociations sur la rémunération des droits voisins au titre des utilisations actuelles et celles sur la rémunération de nouveaux partenariats tels que Showcase, ce qui pouvait emporter des conséquences importantes sur la visibilité des éditeurs et agences de presse sur les services de Google, cette dernière a violé l’obligation de neutralité des négociations sur la présentation des contenus protégés sur ses services. »

L’Autorité estime donc « qu’il y a lieu de prononcer une sanction de 500 millions d’euros ».

Très vite, Google comprend donc qu’il doit tenir compte de cette sanction historique et propose à l’Apig d’amender l’accord initial du 21 janvier 2021, pour se conformer aux injonctions de l’Autorité de la concurrence, et notamment cesser d’amalgamer la rémunération des droits voisins aux financements liés à ses services commerciaux.

La décision énergique de l’Autorité de la concurrence a un autre impact : elle donne des ailes à tous ceux qui défendent l’idée selon laquelle la gestion des droits voisins doit impérativement être transparente, équitable et collective – c’est-à-dire tout le contraire de ce qu’elle a été jusqu’à présent. Annoncé en juin 2021 par le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), le projet de création d’un organisme de gestion collective, bientôt baptisé Société des droits voisins de la presse et présidé par l’ex-journaliste et député européen Jean-Marie Cavada, reçoit ainsi les mois suivants des soutiens de plus en plus nombreux.

On peut écouter ci-dessous l’intervention de Jean-Marie Cavada, le 30 novembre 2021, à la Maison des Métallos (Paris XIe), lors de la Journée de la presse indépendante organisée par le Spiil :

Mais l’onde de choc de la décision de l’Autorité de la concurrence ne va pas au-delà. Et en tout cas, elle ne freine pas la volonté de nombreux médias de continuer à passer des accords avec les grandes plateformes américaines, allant au-delà des droits voisins.

À l’automne 2021, Facebook annonce ainsi qu’il a conclu un accord avec les grands médias rassemblés au sein de l’Apig, encore eux. Visiblement, le deal ne duplique pas les vices du premier accord entre l’Apig et Google, mais il est, lui aussi, confidentiel, les contractants arguant du secret des affaires (ce qui est pour le moins choquant car beaucoup de ces journaux avaient publiquement dénoncé la loi sur le secret des affaires !).

Mais là encore, le secret est vite battu en brèche. Le 10 décembre 2021, La Lettre A lève une partie du voile sur l’accord : « En annonçant, le 21 octobre, avoir conclu un accord avec Facebook sur le droit voisin, l’Apig, qui regroupe près de 300 quotidiens nationaux et titres régionaux, n’avait pas souhaité en dévoiler le montant. Selon nos informations, les membres de l’Apig devront se partager une enveloppe proche de 25 millions de dollars par an, soit plus de 22 millions d’euros, pour les trois prochaines années. Dans les faits, seuls 5 millions de dollars par an seront accordés par Facebook au titre du droit voisin. Le reste, environ 20 millions de dollars annuels, sera versé par le réseau social aux membres de l’Apig souhaitant alimenter avec leurs articles l’espace Facebook News, que le groupe lancera en janvier en France. »

De son côté, l’Agence France-Presse (AFP), qui faisait pourtant partie de ceux qui avaient lancé la procédure devant l’Autorité de la concurrence, annonce le 6 décembre 2021 le lancement avec Google d’un projet baptisée « Objectif Désinfox », comprenant des formations au fact checking (vérification des faits), la création d’une plateforme collaborative pour alerter sur des fake news (infox) ou encore des contenus de fact checking élaborés par l’AFP.

Selon des informations confidentielles recueillies au sein de l’agence, l’AFP devrait percevoir la somme de 10 millions d’euros par an pour un contrat global qui intègrerait plusieurs projets, dont celui de fact checking. Le montant du contrat ferait de Google le deuxième client de l’agence.

Et les financements très intéressés que les Gafam accordent à la presse française ne s’arrêtent pas là. On pourrait également citer les sommes considérables que la Fondation Bill et Melinda Gates (le fondateur de Microsoft) apportent au Monde, ou précisément à son supplément, Le Monde Afrique, dont le fonctionnement dépend intégralement de ces versements.

On en trouve le décompte précis sur le site de la fondation : 299 109 dollars en 2014 ; 438 083 dollars en 2015 ; 516 601 dollars en 2016 ; 633 929 dollars en 2017 ; 2 126 790 dollars en 2019 pour trois ans. Soit un total de 4 014 512 dollars pour la période correspondante.

Et il faut bien mesurer que ce type de partenariat n’est jamais neutre. Dans le cas présent, la Fondation Gates a fait savoir au Monde qu’elle entendait subventionner « un journalisme de solution », donnant de l’Afrique une image positive. En interne, ces financements, qui n’étaient donc pas désintéressés et qui incitaient à une forme de journalisme policé, ont souvent fait débat dans la rédaction.

En somme, la directive européenne puis sa transposition en droit français ont heureusement donné une base légale aux droits voisins de la presse. Et la décision de l’Autorité de la concurrence a par la suite mis le holà aux pratiques les plus abusives des plateformes américaines.

Encore faut-ils signaler que ces pratiques abusives n'ont pas franchement cessé, c'est le moins que l'on puisse dire. On vient ainsi d’apprendre que la Commission nationale informatique et liberté (Cnil) a infligé de lourdes amendes de respectivement 150 et 60 millions d’euros à Google et Facebook pour leurs pratiques en matière de « cookies », ces traceurs numériques utilisés notamment pour la publicité ciblée. La sanction à l’encontre de Google peut être consultée ici et celle à l’encontre de Facebook là.

Le montant de l’amende infligée à Google est un record toutes catégories pour les sanctions imposées par la Cnil, devant une précédente amende de 100 millions d’euros à Google en décembre 2020, déjà au sujet des cookies. « La Cnil a constaté que les sites facebook.com, google.fr et youtube.com ne permettent pas » de refuser les cookies « aussi simplement » que de les accepter, a-t-elle indiqué.

Mais, malgré toutes ces pratiques, beaucoup de journaux parmi les plus influents, à commencer par Le Monde ou encore Le Figaro, n’en ont pas moins décidé de renforcer leurs alliances pernicieuses avec les grandes plateformes américaines. Il coule pourtant de source que ce rôle majeur concédé à Google ou Facebook aura des incidences éditoriales proportionnelles et affectera nécessairement la liberté de la presse, en même temps que son pluralisme.

La presse prisonnière des algorithmes

Dans leur point de vue, les deux universitaires Nikos Smyrnaios et Franck Rebillard pointent quelques-uns de ces dangers : « Le risque existe toutefois pour les éditeurs concernés de céder au passage des pans nouveaux de leur autonomie. D’une part, le réassemblage des différentes unités de contenu opéré par Google a tendance à disloquer l’unité éditoriale du média d’origine et à la diluer sur le plan graphique en recourant à des mêmes formes-modèles (templates). Un exemple courant aujourd’hui est l’adoption du format AMP, promu par Google, par une majorité d’éditeurs pour la diffusion de leurs informations sur mobile. »

Et ils ajoutent : « Dans une telle configuration, la plateformisation de l’information peut alors s’apparenter à une capture des médias par les plateformes. Ce phénomène présente le risque d’une forme d’entente entre, d’une part, un duopole de distributeurs, Google et Facebook, […] et des grands groupes médiatiques nationaux, voire internationaux […]. Cette entente de nature oligopolistique est susceptible d’aggraver la fragmentation de l’espace public numérique où, aux côtés d’une information mainstream largement présente sur les plateformes dominantes et offerte “sur un plateau”, voire de façon personnalisée aux utilisateurs, tentera d’exister une information alternative produite par des acteurs indépendants beaucoup plus difficilement accessible pour le commun des internautes. »

Un autre risque est aussi évident : la première liberté de la presse de qualité, c’est l’autonomie de son agenda, dégagé des pressions des puissances politiques ou financières, mais tout autant des emballements des réseaux sociaux. Or, la part de plus en plus considérable des projets de fact checking a pour effet d’enfermer les journalistes qui sont enrôlés dans ces projets dans des bulles d’information ou de rumeurs, décidées par des algorithmes. En clair, dans ce système, les journalistes ne sont plus libres de leur agenda ; ils deviennent prisonniers de celui de ces algorithmes.

C’est dire que la grande presse, passée sous le contrôle d’une poignée de milliardaires, et maintenant sous l’influence majeure de quelques oligopoles américains, tourne chaque jour un peu plus le dos à ce qui devrait être pourtant son bien le plus précieux : l’indépendance.

Boite Noire

Cet article a l’ambition de retracer l’histoire du débat autour des droits voisins en France, et de dresser un état des lieux le plus précis possible des relations consanguines que les grands journaux ont accepté de tisser avec Google et Facebook, au risque de perdre un peu plus de leur indépendance. Mais cet article n’a pas le statut de « parti pris » et n’a donc pas l’ambition de trancher le débat complexe que soulèvent les droits voisins face à la position dominante des oligopoles américains. D’autant que les termes de ce débat ont évolué au cours de ces dernières années.

Dans nos premières enquêtes sur ce sujet (lire par exemple ici ou là), nous avons exprimé notre critique des journaux traditionnels qui, après avoir vécu – et continué à vivre – au crochet de l’État dans des relations de complaisance avec l’Élysée leur garantissant des aides publiques, tendaient maintenant leur sébile en direction des grandes plateformes et acceptaient de vivre sous leur influence en quémandant auprès d’elles des subventions privées.

Depuis, ce débat a abouti à une directive européenne et à sa transposition dans la loi française, ce qui a rebattu les cartes et posé des questions nouvelles : à l’opposé du système de subvention, qui place les journaux qui les sollicitent dans une position de dépendance, la reconnaissance des droits voisins peut servir de bouclier protecteur face à la boulimie intrusive des géants du Web – si tant est que le projet ne soit pas dénaturé.

Or, précisément, c’est ce qu’établit notre enquête : le projet initial des droits voisins pourrait bel et bien être dénaturé. Le Syndicat professionnel de l’information indépendante en ligne (Spiil), dont Mediapart est l’un des membres fondateurs, ne cesse précisément d’alerter sur ce point. Dans un communiqué en date du 8 février 2021, le Spiil fait ainsi cette mise en garde : « Une initiative lancée en grande pompe pour limiter le pouvoir des plateformes aboutit à une mainmise encore plus forte de ces intermédiaires dans la chaîne de valeur de l’information numérique. Tristement, les droits voisins n’auront finalement contribué, au-delà du bénéfice financier immédiat pour certains éditeurs, qu’à uberiser un peu plus les producteurs professionnels d’information… »

En clair, le débat sur les droits voisins n’est aujourd’hui pas tranché. Aboutira-t-on à une gestion collective, transparente et équitable des droits voisins, qui protègerait les journaux de la boulimie des grandes plateformes – ce pour quoi se bat actuellement le Spiil, en toute clarté auprès de ses membres ? Ou bien ce débat ne sera-t-il qu’un prétexte dont vont se servir les multinationales américaines, en connivence avec la presse des milliardaires, pour renforcer la mainmise des multinationales sur l’information – ce que laissent entrevoir les accords opaques conclus, de gré à gré, entre certains médias et les plateformes ?

En concertation avec le Spiil, Mediapart suivra ces évolutions de près et fera ses choix en défendant ce qui est son bien le plus précieux : son indépendance.

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Note bene - Nous avons complété cet article 24 heures après sa mise en ligne pour mentionner les sanctions prises par la Cnil contre Google et Facebook.