Les miroirs

J'ai encore le temps. Je referme mon cahier, je me lève et je rejoins le bâtiment en zigzaguant entre les tables et les bancs en bois. La nuit tombe. Un jeune couple, des familles sont occupés à diner. Le soleil vient de disparaitre, il y a une belle lumière.

Les portes vitrées glissent pour me laisser entrer. J'évite un plot jaune indiquant que le sol est mouillé. La cafétéria va bientôt fermer. Je prends un café au distributeur et je le sirote en regardant les allers et venues. Puis je me rends aux toilettes. Il y a un long miroir et une rangée de lavabos, de robinets automatiques et de distributeurs de savon. J'observe le reflet de mon visage dans la glace.

L'enfant observe son reflet dans le miroir de la salle de bain. Il a toujours des difficultés à se reconnaitre. Les joues sont trop rondes, les lèvres trop charnues. Plus il fixe ce visage plus il devient flou, jusqu'à lui être complétement étranger. Le visage n'appartient plus à personne. Plus tard l'adolescent s'interroge, il prend un peu de recul et regarde son corps : et s'il y avait eu un problème ? Un déséquilibre au niveau des hormones, par exemple. Cela peut arriver. Cela expliquerait pas mal de choses, non ?

Il me vient à l'idée de me demander ce que je fais seul sur une aire d'autoroute, un soir de septembre, moi qui n'ai même pas le permis de conduire. Je me lave les mains puis en quittant les toilettes je sors machinalement mon téléphone de ma poche et le regarde sans le voir. Je rejoins la boutique pour flâner entre les rayonnages : confiseries, produits régionaux, accessoires pour voitures, quelques livres. Je pense à une interview d'Alain Delon où le journaliste lui demande ce qu'il a fait de ses vingt ans. Je ne sais plus ce que répond l'acteur mais je me souviens de ce que j'ai ressenti en entendant cette question, une sensation de vide. Un jour, mon directeur de thèse m'a expliqué avec enthousiasme qu'à mon age, il était parti en voiture avec un ami pour sillonner toute l'Europe.

L'enfant se disait alors : peut-être que la vie est un rêve. A ma mort je me réveillerai, je vivrai une journée ou son équivalent pour l'ange ou l'alien que je suis dans autre dimension. Puis la nuit suivante je rêverai une vie nouvelle. Mais tout en imaginant la persistance de ma mémoire je sais que je ne serais rien sans mon corps.

Voici l'espace boulangerie. Mon muffin est servi sur un petit plateau en plastique couvert d'un papier publicitaire. Je paye sans contact et je m'assoie à une petite table ronde. Je sors mon cahier de mon sac à dos pour écrire un peu puis je feuillette les pages des mois précédents. Je repense à Sacha qui me chante a capella une chanson d'une comédie musicale avec sa voix fragile d'adolescente, sur le fil. Ce souvenir me fait monter aux yeux des larmes qui ne veulent pas sortir.

C'est Mathieu, un ami de fac, qui m'a appris ces deux choses sur moi-même : que je subis, et que la parole c'est le corps. Les décennies suivantes m'ont permis d'expérimenter ces deux principes premiers.

J'observe longuement une grande carte de France où les autoroutes du réseau sont représentées par un épais double trait violet et les aires remarquables par un pictogramme qui me semble un peu daté. Oui, je me souviens de l'A75, la méridienne, qui traverse de beaux paysages en serpentant entre les puys. En rentrant d'Albi une nuit après Clermont-Ferrand, nous cherchions un restaurant. Sacha pleurait, elle avait faim. Nous avions fini par nous arrêter sur une toute petite aire de l'A89, nous avions acheté un petit pot tout prêt que nous avions réchauffé avec le four à micro-onde qui était à disposition. Il fait nuit noire, maintenant.

Place de la République, l'adolescent prend un bus qui le mènera à la gare routière. Il pense au lycée ou à la fille dont il est amoureux mais soudain tout se fissure. Sa conscience, un voile, un mince décors en papier fragile vient de se déchirer brutalement. Derrière, il découvre un sombre désert de pierre, une plaine nocturne infinie jonchée de blocs de rochers. L'adolescent vient d'entrevoir l'éternité. Il se plie en deux puis s'agenouille sur le plancher du bus pour alléger sa douleur au ventre. Un désert rocheux : la dernière promesse vient d'être rompue. Les mois suivants il n'aura que cette vision, superposée en permanence aux images de la vie quotidienne. Comment font les autres ? Il l'apprendra : par petites touches, par la mise en place d'angles morts qu'on apprend à ne pas regarder en face. Puis viennent d'autres stratégies d'évitement, plus radicales.

Je suppose qu'une fois les miroirs bien installés on est enfin adulte. Il reste un peu de muffin collé au papier et à mes doigts. Il était trop sucré. Je sors du bâtiment de l'autre coté. Il y a un peu de vent, une odeur d'essence, des portières qui claquent. J'entends le bruit infini des voitures sur l'autoroute. L'aire de jeu pour enfant est déserte maintenant. Je reste un long moment en compagnie des fumeurs, des routiers qui boivent un café. Un couple de gens bien habillés sort d'une luxueuse voiture décapotable.

L'enfant se réveille soudain alors qu'il ne dormait pas. Il est assis au bord de la cheminée. Il lui faut quelques secondes pour se rappeler où il est : dans la maison de son oncle. Autour de lui des rires et des éclats de voix. Il y a ses cousins, ses oncles et tantes, ses parents, ses sœurs. C'est la veillée de noël. Il a dû s'assoupir mais il ne parvient pas encore à réintégrer son corps. Il fait quelques pas en direction du canapé, il dit quelque-chose, sa voix lui semble lointaine. C'est une expérience désagréable, entre la veille et le sommeil, que l'enfant aimerait voir prendre fin.

Julia me dit parfois : au-delà de l'aire d'autoroute il y a la nature sauvage, tout de suite, sans transition. Il y a quelques années je lui ai dit qu'elle n'en faisait qu'à sa tête, ce qu'il l'a mise dans une grande colère. Je comprends, maintenant.

Il est toujours tentant de faire durer ces moments de transit. En flottant ici on ne peut rien subir. Cependant je reste silencieux, parce que je me souviens de ce qu'est l'indécence : priver quelqu'un du pouvoir d'influencer sa propre vie, ou lui rappeler délibérément cette privation. Moi je ne peux pas subir, je fais partie des classes choisissantes. C'est ce que je voudrais expliquer à l'enfant, quand il regarde autour de lui avant d'éteindre la lumière de sa chambre le soir. Il se sent écrasé par la propriété de toutes ces choses. Il a l'intuition qu'il serait plus heureux sans abondance matérielle. Moi aussi je fais ce genre de rêve, j'ai ces pensées indécentes quand en rentrant de vacances j'ai l'espoir confus de retrouver mon appartement saccagé ou mon immeuble détruit jusqu'aux fondations par un incendie. Ce fantasme d'un nouveau départ que permet la certitude de ne jamais devoir manquer de rien sur le plan matériel. D'être sécurisé, comme me l'a un jour exprimé le compagnon de la sœur de Julia.

Je fais quelques pas sur le parking. Il fait encore chaud, cela remonte par vagues depuis le sol bitumé. J'entends le vacarme des véhicules qui foncent têtes baissées sur l'autoroute, les nuances subtiles des voitures et des camions, les mélodies bizarres de l'effet Doppler. De l'autre côté du parking j’aperçois un grillage et une haie très sombre. Je devine la forêt au-delà mais sans y croire vraiment tant il est difficile d'imaginer des végétaux ou des animaux non domestiqués quand on se tient au milieu d'une aire d'autoroute. Je me retourne et rentre dans le bâtiment.

Un des tous premiers souvenirs de l'enfant est la sensation d'un sentiment amoureux non exprimé. Toute sa vie se résume ensuite à ce lent mouvement de respiration : rencontrer ou parfois juste apperçevoir une fille, développer un sentiment amoureux, rêver et s'inventer des histoires ; laisser ce sentiment s'évaporer jusqu'à ce qu'un jour il prenne une forme nouvelle auprès d'une autre personne. Ces sentiments sont parfois intenses mais ils ne sont jamais dits, sauf une fois, à Julia.

Oui, j'ai déjà vu quelqu'un, plusieurs personnes mêmes. Elles m'ont dit : c'est la première qui vous a ouvert ses bras. C'est normal. Ce qui vous manque, vous le cherchez ailleurs. Vous vous maintenez dans cet état d'indécision. On pourra y revenir, d'ailleurs. Je vais prendre votre carte vitale.

Je me maintiens dans cet état d'indécision, je suis sécurisé. Je garde toujours un peu d'argent disponible, je me suis abonné sur le bon coin à des alertes pour des deux-pièces meublés dans mon quartier. La cafétéria est fermée, le périmètre est délimité par des sangles de balisage tendus entre des poteaux aux socles lourds. Je me faufile entre deux plots, dans la pénombre. L'ilot central a été vidé de ses crudités. Je caresse en passant les rails destinés à la circulation des plateaux repas et les chaises hautes à présent plastifiées. Le détergent utilisé pour nettoyer les sols des parties ouvertes au public a une légère odeur de vomi.

Je sais que je pourrais emprunter la porte menant aux cuisines car elle n'aurait pas été verrouillée. J'emprunterais alors un couloir qui aurait pour seule lumière le vert inquiétant des éclairages des sorties de secours. Je prendrais la porte à droite, traverserais les cuisines désertes. Peut-être que j'entendrais les cuistos se souhaiter une bonne soirée depuis la pièce attenante, j'aurais à peine le temps de deviner la silhouette d'un grand type sortant des sacs poubelles avant qu'une porte lourde ne se referme sur lui. Par la sortie de service je retrouverais le bitume et la nuit. Je traverserais résolument cet espace peu éclairé car non destiné au public. Je passerais entre deux camionnettes et escaladerais la grille. J'entrerais alors dans la forêt. Cela ne serait pas une forêt propre pour promeneur, ni une jungle sauvage, mais une sorte d'entre-deux, un bois broussailleux, plein de ronces et parsemé de déchets de provenant de l'aire d'autoroute. Je m'y enfoncerais néanmoins. Les buissons grifferaient mon t-shirt, le son des voitures se ferait distant et étouffé. Il ferait complétement noir maintenant, je n'aurais aucune idée de la direction que je suivrais, je n'entendrais bientôt que ma respiration et le bruit des branchages forcés par mon passage.

Cette forêt ne serait pas profonde. Elle aboutirait bientôt à un champ d'une culture céréalière, une terre gorgée d'intrants chimiques et transpercée de pylônes et de lignes à haute tension. Je me mettrais alors à courir, le plus vite possible, sans logique ni destination et très vite mes poumons me bruleraient, les épis ou les fleurs me fouetteraient les jambes, mais il serait bien trop tard, je ne pourrais pas m'arrêter, et si mes enfants étaient avec moi ? Me tenant chacun une main, j’essaierais de leur dire : plus vite, tout en sachant bien qu'ils ne pourraient pas tenir ce rythme bien longtemps, j'éprouverais de la honte et de la culpabilité et une joie simple, comme de l'ivresse.

J'ai cinq ans et je suis attiré par une camarade de classe qui s'appelle Marie : pourquoi je ne lui dis pas ? J'ai trente-huit ans et je suis fou amoureux de Mélanie : pourquoi je ne lui dis pas ?

Je suis face aux miroirs des toilettes de l'aire d'autoroute. J'observe mon visage, mais plus je le scrute plus il m'échappe : il est trop allongé, ces yeux ne sont pas les miens, ce nez non plus et puis ma peau n'est pas lisse, j'ai d'épaisses mèches de cheveux gris, ce n'est pas possible enfin ! j'ai quatorze ans et je ressens pour Amélie une tendresse, une complicité nouvelle, je ne comprends pas cette bouche non plus, ni ces poils épars et ras qui ne constitueront jamais une barbe. Cela devient vraiment angoissant, je fais un pas en arrière, j'ai l'impulsion vite inhibée d'enlever mes habits pour voir aussi mon corps. La lumière des néons me fait mal aux yeux. Je fais un effort pour relâcher les épaules, desserrer la mâchoire, prendre deux longues inspirations ventrales. J'arrache enfin mon regard à cette silhouette plantée bêtement les bras le long du corps. Je ramasse mon sac à dos. J'ai encore le temps.

A Lyon le 14 décembre 2023

Publié le 27 mars 2024